Dans son précédent travail, Dhaka upside down, Bruno Ruhf avait transgressé les lois de la pesanteur pour voltiger au-dessus de la ville, dans ses rues, sur ses toits, à l’affût de cadrages inattendus, là où les choses cessent d’être identifiables pour révéler leur vraie nature de créatures architecturales, qui vibrent au rythme des battements du cœur urbain. Poussé par le même désir de liberté, l’artiste délaisse aujourd’hui la cité pour s’évader dans les eaux du port de Sadarghat. Au Bangladesh, l’eau est synonyme de tempêtes ou d’inondations : on oublie que c’est aussi le premier moyen de communication de ce pays traversé de rivières et de fleuves. Le port de Sadarghat représente le point de contact entre la ville, lourde, sédentaire, et la route mouvante des eaux : Sadarghat est la porte de l’ailleurs, là où l’horizon s’ouvre subitement – c’est le lieu de tous les départs, c’est aussi un lieu de rencontres, un lieu d’échanges, là où se croisent les hommes et les marchandises, là où les barques des vendeurs de papayes se frayent un chemin entre les hautes coques des ferries et des paquebots. Pour rendre la vie du port, pour restituer son rythme ondoyant, l’artiste a cherché les lignes de force, les courbes liquides des proues, les avancées dynamiques des canots, les reflets scintillants des eaux mouvantes. Loin du reportage, cette série transmet le glissement de la matière et des couleurs, on y entend, à chaque image, le bruit des coques qui s’entrechoquent doucement, au gré des courants, le cri d’un pêcheur, le cognement d’un marteau, affairé à restaurer un navire en équilibre sur la grève, qui attend de pouvoir reprendre le large. Les repères se troublent, s’effacent, on perd un peu pied, dans des illusions de fausse symétrie, dans l’épaisseur de l’air, le sol se dérobe parfois, comme dans un rêve, on se retrouve dans les glaces antarctiques, sur un fleuve de Louisiane, on en ressort avec un léger vague à l’âme, un petit mal de mer, et l’envie de lever l’ancre.